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exclusivement d’hommes, jeunes et bruns, aux yeux rougis par le manque de sommeil, qui
            se baladent alentour, conversent via Viber avec la famille, vendent des paquets de
            cigarettes, un blouson, qui zonent en groupe dans les squares ou seul dans le métro. C’est
            un monde comme dépouillé de toutes les règles habituelles des sociétés humaines qui ne
            doit pas être facile à appréhender quand on est cette jeune fille à lunettes qui approche du
            camp à vélo, son violon sur le dos. Car elle se devine, la violence qui pourrait résulter de
            l’addition de toutes ces frustrations et de tout ce désœuvrement, ajoutés à la paradoxale
            liberté où se trouvent ces hommes sans papiers, loin du regard des leurs. Zabiullah se
            désole de voir se reproduire ici exactement les mêmes conflits qu’au pays, ou d’entendre
            que la veille, la police a mis à sac une partie des tentes, jetant des habits, parfois un
            blouson contenant un si précieux récépissé.




            Dès que la conversation s’engage, les personnalités se dessinent, on devine les complicités
            possibles, et aussi, restée à l’écart, l’inquiétante hostilité d’âmes plus sombres, des esprits
            dérangés par toute une vie dans la guerre. Les uns ont déjà passé leur entretien à l’OFPRA,
            d’autres ont posé leurs empreintes ailleurs en Europe et ont reçu l’ordre d’y retourner.
            Certains touchent les 350 euros dus aux demandeurs d’asile, d’autres pas un centime,
            comme Musa, qui vit à l’hôtel à Torcy. En attendant, il faut faire avec, avec les sandwichs
            ou les habits d’hiver offerts par les riverains venus aider à remonter les tentes mises par
            terre, avec l’aide juridictionnelle obtenue auprès d’étudiantes venues de l’autre bout de
            Paris apporter leur soutien. La pulsion d’aider est aussi organique que la méfiance.
            Zabiullah et moi aussi, nous aimerions bien faire quelque chose, mais quoi, jusqu’à quand,
            pour combien d’entre eux ? Nous repartons la bouche sèche et le cœur écrasé sous le
            découragement.




            Pour ceux dont le statut de réfugié sera reconnu, les solutions se trouveront, elles existent
            déjà. La plupart ont de l’instruction, un métier. Les grandes écoles leur ouvrent des portes,
            certaines entreprises aussi, comme Zara, qui en embauche chaque année depuis près de
            dix ans. Les citoyens ont été des milliers à proposer une chambre de libre ou un studio.
            Anne Hidalgo a annoncé un soutien financier aux associations qui organisent cet
            hébergement chez les particuliers. C’est chose très possible avec des jeunes sans addiction,
            qui sont autorisés à travailler, ont un projet et le mental surhumain qu’il faut pour avoir
            fait tout ce chemin d’intégration. Mais que deviendront les déboutés qui seront installés en
            France depuis des années, à l’issue de tous les recours possibles, sans y avoir aucun droit,
            sans parler la langue ? Comment s’intégrera ce couple hazara déjà âgé, qui veille, anxieux,
            absolument perdu, devant deux minuscules tentes où il nous accueille avec un gobelet de
            lait ? Ils ne repartiront pas, il en viendra encore, forcément, et ils se débrouilleront, comme
            on se débrouillera toujours dans les capitales quand il le faut. C’est l’analyse de Thierry
            des Lauriers : « Ils ne sont pas venus pour se faire assister. Ils veulent un travail, ils sont
            prêts à travailler pour très peu. Je connais une femme roumaine qui fait la manche à la
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