Page 3 - honte
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Je me souviens très précisément de mon effroi en découvrant pour la première fois toute
une famille repliée sur un tas de couvertures, dans un décrochement du Monoprix à
République. Voir des enfants dormir dehors, par temps froid ! Aujourd’hui ce sont une,
deux, trois familles que je croise chaque jour en bas de chez moi, avec des enfants, parfois
des bébés qu’une mère allaite ou change au coin d’un abribus, qui jouent ou se font
gronder, reçoivent des claques. L’effroi est passé, remplacé par des sentiments mélangés
qu’on préfère ne pas trop démêler. On s’habitue à ne plus s’étonner même du plus
improbable.
C’est place de Clichy, un matin de semaine. Il doit être dix heures, un tout jeune couple
dort profondément sur un matelas deux places posé à même le trottoir, en plein passage.
Ils sont paisibles, des amoureux que le sommeil a désenlacés. Personne ne songerait à les
réveiller, beaucoup les regardent, et dans ce regard se lit la perplexité, la lassitude, le
mépris parfois, et le scandale aussi, car comment ne pas être heurté par ces situations qui
agressent si durement nos pudeurs ?
J’ai en tête cette autre scène, dans une rame de métro. Un homme ivre est couché en
travers des sièges. Il n’est pas changé depuis probablement des mois, il empeste, il a fait le
vide autour de lui. De cette distance qu’on a mise entre son odeur et soi, on le regarde à la
dérobée. Et soudain, sa main tâtonne vers sa braguette qu’il ouvre pour pisser.
Longuement, le jet d’urine jaillit au-dessus de lui et l’inonde. Sur son visage se lit la
délectation de celui qui se soulage. Un tel abandon laisse sidéré, ému aussi d’une certaine
manière. Certains s’esclaffent, un homme surtout retient mon attention.
Il doit avoir la soixantaine, il a un beau visage soucieux de médecin de famille, et il est noir,
tout comme celui qui pisse sous nos yeux. Le choc en est décuplé, ce spectacle l’atteint
personnellement, c’est un peu de sa propre dignité qui s’en trouve écorchée. La souffrance
qu’il en éprouve est palpable. Il faudrait lui dire que c’est la folie de la rue qui veut ça, que
beaucoup de SDF sont de grands malades, que tous sont en souffrance psychique et
physique. La rue esquinte, elle fait perdre le sens de soi-même. Xavier Emmanuelli, le
fondateur du Samu social, parle d’une distorsion du rapport que le SDF entretient à son
corps, à l’espace et au temps. À force de n’être pas regardé et de ne plus se voir, on s’oublie,
on s’enferme dans une bulle où on est chez soi. Cet homme en train de se soulager était
chez lui, nous n’avions pas à être là.
Ces SDF-là, ces très nombreux malades, ces gens enracinés dans la rue depuis bien trop
longtemps, deviennent peu à peu hors d’atteinte. Ils posent à nos sociétés des questions
qu’on cherche en vain à résoudre en comblant les manques matériels. Thierry des Lauriers,
directeur d’Aux captifs, la libération, une association qui a en quelque sorte inventé les
maraudes dans Paris en 1981, connaît bien le problème. « On a du mal à leur trouver des
logements, et plus encore à les leur faire habiter. Certains n’y sont jamais, d’autres
continuent à dormir par terre. » La réinsertion est une idée d’inséré. André Lacroix, qui a
été directeur d’Emmaüs pendant quinze ans, distingue plusieurs catégories de SDF : le