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clochard classique qui reste sous son porche et s’accommode de la bienveillance des
            voisins, le suicidaire qui dort dehors par – 20 °C, et puis celui qu’il qualifie de « nomade
            imaginaire ». Celui-là ne va pas dans les centres, ne veut pas réintégrer la société.
            Comment les contraintes d’un foyer, l’obligation de se projeter, de construire un projet de
            vie, toutes ces injonctions pleines de logique de l’aide sociale, pourraient-elles être
            adaptées à des gens qui n’ont pas d’horaires, pas d’obligations, aucun compte à rendre ?





            La rue n’est jamais un choix ; elle peut le devenir. Pierrot a nomadé des années, presque
            trente ans, avant d’intégrer une chambre dans un foyer. Il a été sans domicile à Paris en 85,
            venant de Belgique. C’est très très loin 85 dans l’histoire de la rue, c’est la grande époque
            de Coluche et des Restos du cœur, celle des curés motards comme Guy Gilbert et Patrick
            Giros qui connaissaient quasiment chaque SDF par son nom. D’ailleurs on n’était pas SDF
            en 85, on disait encore clochard. C’est près de dix ans avant la dépénalisation du
            vagabondage et de la mendicité qui s’est traduite par une explosion du nombre de
            personnes à la rue, et par la création du Samu social, des accueils de jour, des bagageries,
            des domiciliations… C’est avant la chute du Mur et l’arrivée des premiers exilés de l’Est,
            avant l’ouverture de l’espace Schengen, avant la crise économique, l’explosion du chômage,
            qui ont soudain mis dehors des jeunes sans emploi, des personnes âgées, des travailleurs
            pauvres. Avant la guerre du Golfe et les conflits en cascade qui ont suivi…





            Pierrot entretient volontiers une certaine idée du folklore de ces années-là. « Il y avait des
            bandes. La bande des Halles, celle du Châtelet, de Rambuteau. La bande à Dodo, avec
            Double-Mètre, la Mère Soleil. Je peux donner leurs noms, ils sont tous morts. Moi je n’ai
            jamais fait partie d’aucune bande et je ne suis jamais tombé dans l’alcool, c’est ça qui m’a
            maintenu en vie. C’est un monde dur, tu n’as pas idée. C’est l’armée la plus efficace du
            monde, on tue pour un oui ou pour un non, pour un téléphone à 40 euros. » Un monde dur
            que l’État traite sans états d’âme. « Sous Chirac, les flics venaient nous réveiller en pleine
            nuit rien que pour nous emmerder. Merci Delanoë – il a fait une loipour qu’on nous laisse
            au moins dormir. Il y avait aussi les Bleus de Nanterre. Ça ne rigolait pas, ils venaient te
            ramasser dans la rue, à coups de matraque. »





            Aujourd’hui, le Guide solidarité Paris, disponible en mairies et réactualisé deux fois par
            an, répertorie les innombrables accueils, vestiaires, douches publiques, points conseil,
            centres de soin, etc., mis à la disposition des sans-abri. Des initiatives émergent de
            partout : Le Carillon, un réseau de commerçants proposant un café, des toilettes, une prise
            électrique ; Entourage, l’application smartphone pour synchroniser les maraudes… Signe
            des temps, le projet d’abris en dur, imaginé en 1990 par l’urbaniste Paul Virilio et jugé
            alors impensable du point de vue de l’action publique, vient d’être élu par les citoyens dans
            le cadre du budget participatif de la ville de Paris.
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