Page 2 - honte
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un adolescent nous observe, puis nous rejoint. Je lui explique la situation, qu’il connaît par
cœur. Cet homme dort là tous les soirs, quasiment sur le pas de la porte du commerce
familial, toujours à cet endroit précis, les reins calés au souffle chaud d’une grille que nous
n’avions pas remarquée. Le garçon semble hésiter à freiner notre ardeur, mais les
pompiers, ils les ont déjà appelés, souvent, en vain. « Soit ils ne veulent pas le prendre, soit
ils le laisseront dessaouler et le renverront au matin. » Il en est désolé, car à l’évidence il se
sent une responsabilité envers cet homme écroulé chaque soir sous ses yeux. Il s’est
intéressé à lui, sait qu’il vient de Pologne, du même village que l’autre copain, qu’il a des
enfants, qu’en raison d’un AVC, il ne peut plus tenir debout tout seul. C’est malheureux,
répète-t-il plusieurs fois.
L’option pompiers ayant été écartée, le couple a pris congé. Nous ne sommes plus que tous
les trois : le fils de l’épicier, le second Polonais et moi, devant l’homme couché, qui a roulé
sur le côté et sourit à la chaleur de la grille, sombré loin, loin de nous dans une profonde
béatitude. Après tout ce déploiement de bonne volonté, le constat qu’il n’y a rien d’autre à
faire que l’abandonner là nous laisse embarrassés. Alors nous nous présentons, avant de
nous souhaiter le bonsoir, très courtoisement.
Ce n’est pas si fréquent qu’on fasse communauté entre résidents parisiens et commerçants
arabes, ni qu’on se soucie ensemble de ces hommes ou femmes venus se tuer lentement
dans nos quartiers. Un souci vain le plus souvent, mais qui rachète toutes ces fois,
incalculables, où on s’est esquivé sans un regard, avec plus ou moins d’indifférence, de
hantise parfois. Je pense à cet homme rue Rataud, dans le V . J’emmène Rose, une petite
e
de trois ans, au jardin des Plantes. L’homme est couché sur le flanc, il convulse, ses yeux
sont deux billes noires hallucinées dans un visage encrassé de barbe et d’hématomes.
Impossible de dire si ce regard fou me voit, mais il me fixe, est-ce ma mauvaise conscience
qui me fait penser qu’il me supplie ?
Je n’ai pas d’enfants, c’est la première fois que je me promène dans Paris avec une
poussette. Quelle perspective bien différente soudain. Je redécouvre, avec les yeux de cette
petite Rose, des yeux neufs qui se sont ouverts au monde dans un appartement
haussmannien du V , cette indécence, indécence sociale qu’il y a à convulser seul (à mourir
e
peut-être bien) sur le bitume, au pied des passants. Je le redécouvre avec des réflexes de
grand-mère aussi, et ne m’arrête pas. J’ai peur que la petite prenne peur, j’ai honte de cet
homme, honte de sa déchéance vis-à-vis d’elle.
Me serais-je arrêtée si cela avait été ma fille ? Pas sûr mais peut-être, me disant qu’il faudra
bien qu’elle l’apprivoise, cette réalité nouvelle : des gens, chaque jour plus nombreux, sans
logement, squattant les porches et les rues. Nous nous y sommes habitués nous-mêmes, en
une génération, dans un grand inconfort, mais habitués tout de même, et même habitués à
tout.