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Restent dans Paris ces espaces qui n’en sont pas, et qu’on ne voit que si on a besoin de se
mettre à l’abri, comme dit Pierrot. Il m’emmène là où lui et quelques autres s’étaient
aménagé une rue sous le Forum des Halles : un coin de tunnel éclairé aux néons d’où
déboule de temps en temps une voiture. « Ici au moins il fait chaud, il y a des prises et de
l’eau pas loin. Et c’est à côté du dépôt des encombrants de Paris. J’y avais trouvé un
aspirateur pour nettoyer notre rue. On trouve de tout de toute façon dans les poubelles.
J’avais des enceintes énormes, je mettais la musique si fort qu’on l’entendait dans le
Forum, les gens se demandaient d’où ça venait. » De tout cela, ne restent plus que des
morceaux de carton, une couverture en tas, un masque de soudeur qui pourrait encore
servir. En longeant la paroi de parpaing, nous avisons un trou qui ouvre sur l’obscurité
d’une cavité profonde. Ça n’étonnerait pas Pierrot qu’il y ait quelqu’un là-dedans. Et me
revient à l’esprit cette scène stupéfiante dans Au bord du monde, le très beau
documentaire de Claus Drexel : un homme en nippes amples avance sur l’étroit trottoir
d’un passage sous voie, sorte de grand oiseau hirsute qui, soudain, pénètre dans le mur.
Entre ceux qui se cachent et ceux qui arpentent les accueils en journée, cela fait la
population d’une ville moyenne à la rue. Il faut sortir après la fermeture du métro pour s’en
faire une idée, quand les paquetages et les cartons se redéploient un peu partout au pied
des immeubles. « Les chiffres sont affolants et ils ne tiennent que partiellement compte de
la réalité, explique Sophie Ladegaillerie. Car il y a tous ceux que l’on ne voit pas, qui ne
sont pas en demande d’aide, qui se débrouillent, passent quelques nuits chez des amis,
d’autres à la rue. Ce sont surtout les équipes qui font la distribution de repas et de colis qui
le constatent. Ils n’arrivent plus du tout à faire face à la demande. Depuis une année, ils
voient arriver les enfants. » Les enfants des réfugiés, les derniers arrivants des rues
parisiennes, du moins dans ces proportions.
Zabiullah Mohammadi a été huit mois sans abri en arrivant d’Afghanistan ; il avait 19 ans.
Reconnu aujourd’hui comme réfugié, il a un travail, vit chez des particuliers, parle bien
français, espère intégrer Sciences Po l’année prochaine. Le réseau afghan lui avait indiqué
le parc de l’hôpital militaire Villemin, près de Gare de l’Est, dont les allées de gravillon
étaient plantées de tentes autour des toboggans et balançoires. Lui s’était choisi un coin
sous les arcades de la place Raoul-Follereau. Aujourd’hui, les arches en sont fermées par de
hautes barrières en bois. Il y avait des Afghans, des Africains, mais pas de Syriens, qui
comme les femmes et les enfants, croit-il savoir, sont hébergés directement dans des
foyers.
Chassé des arcades, le campement s’est déplacé autour de la station Jaurès, le long du
canal et sous le métro aérien, là où l’espace n’a pas encore été clôturé par des grillages.
Camp afghan au sud de la station, éthiopien au nord. C’est un horizon de tentes, posées sur
des palettes, des matelas, et emballées de plastique ou de couvertures de survie pour se
protéger de la pluie qui vient de tomber à verse. Aux occupants des tentes se mêlent ceux
déjà logés un peu partout dans des foyers ou des hôtels en banlieue, qui viennent tuer le
temps dans l’attente interminable d’une réponse de la préfecture. C’est une ville presque